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Rosee matinale
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25 avril 2007

Un écrivain parlant d'un écrivain

SoljenitsyneUne journée d'Ivan Denissovitch, d'Alexandre Soljenitsyne, par Michel DelCastilloimages

" Voici un livre majeur. " Pierre Daix dans sa préface à Une journée d'Ivan Denissovitch, assignait d'emblée à Alexandre Soljenitsyne la place qu'il occupe à présent dans la littérature de son pays et de tous les pays : la première. Trois autres livres dont l'un, le pavillon des cancéreux, compte parmi les plus grands chefs-d'oeuvre de la littérature universelle, sont en effet venus confirmer ce jugement.

Pour quiconque aime les livres, pour celui qui, sans eux, ne saurait concevoir l'existence, pour qui leur doit enfin d'avoir survécu au naufrage de presque toutes ses illusions et de tout son espoir, pour un tel homme la rencontre avec un grand et vrai roman constitue une joie sauvage, éprouvante. Il se sent raffermi dans sa foi, soutenu dans son espoir, consolé de tous ses malheurs. Il prend une conscience aiguë que le monde n'est pas un désert ; puisqu'il existe quelque part, au fin fond d'un vaste et lointain pays, un homme fraternel, merveilleusement proche, qui fait du langage un usage supérieurement humain. que si un tel lecteur a le goût de la sincérité, s'il possède une moyenne lucidité, si, de surcroît, il manie la plume, publie des ouvrages, et s'intéresse, fût-ce distraitement, à ce qui paraît, alors, sa lecture terminée, il se pose des questions qui s'enfoncent dans sa tête comme autant d'épines. Car tout soudain lui paraît vain et dérisoire : ce qu'il lit et ce qu'il écrit ; les projets qu'il caresse et les efforts qu'il accomplit. Terrible pouvoir des chefs-d'oeuvre ! Leur apparition créée le vide.

Mais un chef-d'oeuvre soulève d'abord des questions très simples en apparence, et qu'il ne faut pourtant pas esquiver. Celle-ci pour commencer : pourquoi ce livre écrase et dépasse-t-il tous les livres que j'ai lus ces dernières années ? Qu'est-ce qui fait de lui un chef-d'oeuvre ? "Le récit n'était pas court, mais dès les premiers mots, il se lisait facilement, il se déposait dans le coeur doucement et simplement."

Au pavillon n°13, celui des cancéreux, un malade, Ephrem Poddouïev, homme fruste, noceur et violent, qui, depuis des semaines, se débattait comme un sanglier blessé contre la pensée et le sentiment qu'il allait lui falloir mourir, que la mort était déjà en lui, tapie au fond de ses cellules malades, qu'il n'était plus question pour lui ni de l'ignorer ni de lui échapper,  cet homme, Ephrem Poddouiev, a fini par ouvrir un volume qu'un de ses compagnons d'infortune lui a prêté. Il n'a pas souvent eu l'occasion de lire, Poddouïev ! Il est de ceux qui saisissent la vie à la gorge, la secouent comme un jeune prunier dont on veut faire tomber les fruits. Il a beaucoup bourlingué, exercé cent métiers, fait l'amour à mille et une femmes, vidé des tinettes de vodka, mangé à en crever... Il a si fortement, si intensément vécu, qu'il a négligé de se demander s'il vivait réellement, oublié de se poser cette question toute bête : mais qu'est-ce qui rend donc un homme vivant, vraiment vivant ? Et voici que la mort l'a saisi, qu'elle frappe de petits coups sourds, de plus en plus pressés, au-dedans de son corps. Et notre homme, après avoir hurlé, tempêté, protesté, ricané et blasphémé, s'étend sur son lit, soupèse ce volume, l'ouvre d'un air défiant. A quoi la littérature peut-elle bien servir ? Que peut-elle apprendre à un homme de son espèce ? Et dès les premiers mots, il est surpris de constater que ce livre, si épais en apparence, si rébarbatif d'aspect, il est tout étonné de découvrir qu'il se lit facilement. Et les phrases, les paragraphes, les chapitres se déposent, l'un après l'autre, dans son coeur : doucement et simplement...

Il y a, comme cela, des évidences qu'un chef-d'oeuvre peut et sans doute doit nous rappeler : que l'art ne relève pas de l'intelligence mais du coeur ; qu'il n'est point fait de recettes et de techniques, mais pétri dans la chair et dans le sang des hommes

Voilà la première surprise, et non la moindre, certes : le chef-d'oeuvre, c'est d'abord cette merveilleuse humilité, cette profonde pitié, cette douleur rachetée, cette joie sereine enfin, qui vous inondent comme une pluie fine et lancinante qui se dépose sur le jardin desséché.

Un second sujet d'étonnement devant le chef-d'oeuvre - sa transparence. Pas un instant on ne songe à s'arrêter, soit pour comprendre soit pour admirer. Les trouvailles poétiques ou de style, si elles existent, ont disparu dans l'ensemble. Nul morceau de bravoure, aucun effet - pas de littérature au sens péjoratif du terme. Le fleuve déroule paisiblement ses flots ; on est porté jusqu'à l'embouchure sans remarquer ni la vitesse de la course, ni les incidents de parcours, le regard rivé au paysage qui défile... Le pavillon des cancéreux renoue avec le temps tolstoïen ; la prose de Soljenitsyne rejoint, dans son impassibilité, dans sa traitreuse tranquillité, le large et long fleuve de La guerre et la paix. Dès lors il semble tout à fait vain de chercher à percer la technique, de tenter de la séparer du fond. car fond et forme composent une unité inséparable. L'auteur ne s'est d'ailleurs pas posé des questions sur la technique en tant que telle, il ne l'a pas étudiée comme une chose qui aurait une valeur en soi : il a lentement après maint tâtonnement, empruntant à l'un et à l'autre les matériaux et les outils dont il avait besoin, forgé son propre instrument, lequel n'est ni neuf ni ancien mais, plus simplement, personnel. Ainsi le relégué Ivan Denissovitch avait-il mis de côté et cachait-il soigneusement une truelle qu'il considérait comme mieux adaptée à sa main que toutes les autres. Il ne faut pas se méprendre : pour un écrivain, la technique ce n'est jamais que des mots. Et la difficulté n'est pas tant de les supprimer, de les déformer ou de leur assigner un ordre original que de choisir, parmi eux, le plus juste, si possible le seul juste ; et non seulement l'écrivain doit effectuer ce choix délicat, mais encore le fait-il en fonction d'un autre choix, plus général, plus complexe dans la multiplicité des éléments dont il se compose : le choix de son tempo propre, de cette musique qui est au livre ce que la couleur est au tableau. Mais la rencontre avec le chef-d'oeuvre nous cause une autre surprise, plus grande que les précédentes: l'illusion parfaite, hallucinante, de la vie rendue et ordonnée.

On s'étonne, en lisant Le pavillon des cancéreux, que des querelles comme celles qui opposaient les tenants du réalisme à ceux d'un esthétisme (ou d'un autre isme quelconque), les apôtres de l'art engagé et ceux qui prônaient l'art pour l'art, on s'émerveille que de semblables niaiseries aient tant fait couler d'encre. Les artistes et les critiques s'ennuient, il est vrai, tout comme les autres hommes. Mais tout de même !...

Le chef-d'oeuvre nous démontre au contraire que tous les ismes lui sont étrangers.

Le pavillon des cancéreux n'est ni un livre réaliste ni un livre autrement iste. Il vit. Et qui donc serait assez sot ou assez prétentieux pour affirmer qu'un organisme vivant ne relève que de la matière ou que de l'esprit ?

Cet organisme vivant, le chef-d'oeuvre, a la subtilité et la complexité de tout ce qui vit. Il lui arrive d'être successivement, et parfois même simultanément, réaliste, idéaliste, athée ou croyant, optimiste et fataliste, joyeux et désespéré. Une idée-guide l'habite-t-elle qui assure son unité profonde ? Ou pour poser autrement la question : a-t-il une âme ? On pourrait longtemps en débattre. chacun est libre d'ailleurs de retourner la question, de se l'appliquer à soi-même.

A lire également de Michel Del Castillo car les chefs-d'œuvre, il connaît aussi : Tanguy, Rue des Archives et surtout  : De père français. Mais il en a écrit beaucoup d'autres…

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